Le 20 octobre 2067. Récit d’une journée type.
6h30. La sonnerie nasillarde du roboTom se répercute sur les murs blancs de ma chambre.
– « Arrête Tom, c’est bon je me lève. »
– « Sur les dix dernières semaines, vous vous êtes rendormi 67% du temps. Pour éviter une augmentation de cette mauvaise habitude, je dois monter le volume. »
Je sais pas si c’est le ton mécanique du robot ou cette sonnerie insupportable, mais je bondis du lit et lui envoie mon oreiller dans le sondeur. Ses ventilateurs s’affolent, son témoin lumineux s’éteint. Un message s’affiche : « Réinitialisation en cours… »
Je ne devrais pas m’énerver. Les sautes d’humeurs sont surveillées depuis que le gouvernement a remporté le référendum. Je ramasse l’oreiller, fais mon lit et profite des quelques instants de silence avant que le roboTom ne redémarre. Je sors sur le balcon. Sous mon nez, la ville, ses fractures, ses cicatrices.
J’habite au bout de la septième avenue, ligne Maginot du monde globalisé. D’un côté les tours de verre et les parcs artificiels, de l’autre les appartements vétustes du XXe, et plus loin, jusqu’au Mur, les bidonvilles. Du mauvais côté de la barrière, l’accès à l’information est aussi un combat, un jeu de chat et de la souris avec les organes de régulation Internet. Le soleil émerge, la ville se réveille, l’air est lourd. Je sors ma vapoteuse, en douce.
Le roboTom est sorti il y a trois ans, juste avant le référendum. « Une aide, un confident, une fenêtre ouverte sur le monde » disait la cyberpub. Les télévisions, les ordinateurs et les tablettes ont fini dans les décharges. Le gouvernement avait lancé un plan pour que chaque foyer, même les plus modestes, puissent avoir leur Tom : hausse dans les sondages garantie. Personne n’imaginait que ce bijou de technologie deviendrait une arme de surveillance massive.
Un bip discret. Deux signaux bleus. Il est à nouveau opérationnel. Ce Tom a fait son temps. Il ne va pas tarder à me lâcher. Ces redémarrages sauvages sont risqués. Pourtant, je n’investirai pas ma paye dans ces derniers modèles trop curieux, trop complexes.
– « Vous ne vous êtes pas réveillé selon le manuel du citoyen. »
Ce mouchard a déjà envoyé les informations sur mes humeurs matinales au serveur central.
– « Excuse moi Tom, je suis pas du matin. » La repentance est un facteur pris en compte dans ses algorithmes, et je n’ai aucune envie de voir débarquer la milice.
– « C’est oublié. Voulez-vous un café ? »
– « Avec plaisir tas d’boulons. Et le journal. Télécharge Le Central. Filtre : articles écrits par l’homme. Sélectionne actualité locale, résumé international, et la météo. Moi j’vais à la douche. »
– «Votre compte est débité de : 1,90 Inters. »
J’entre dans la cabine de douche. De ce côté de la septième avenue, l’eau est rationnée. Ce n’est plus une douche, c’est un brumisateur. Y’a plus d’plaisir.
– « Téléchargement terminé. »
– « Lis tout Tom. »
Le Central, c’est le journal du régime. C’est même plus ou moins le seul canard depuis ce satané référendum. Contrôle de la presse, rationnement, surveillance, on a eu droit à la totale. Démocratiquement en plus. Les hacktivistes et les journalistes les plus vaillants ont quitté la ville et tentent de résister en émettant depuis l‘autre côté du Mur. Les autres ont rejoint les rangs du Central.
– « À la Une aujourd’hui : Le dossier politique de la rédaction est consacré à la visite de notre chef d’état aux forces armées qui se battent à l’Est. Deux jours après la libération de la ville de Visterograd, la Présidente a passé en revue les troupes républicaines. Accueillie par les habitants en liesse, la Présidente a déclaré : ‘C’est un jour historique ! La République reprend une position de force face aux diplomates du bloc Est…’ »
– « Permets-moi de te dire que t’imites vachement bien la Présidente… »
– « Si c’est du sarcasme, je ne peux pas le comprendre. Ceci est un enregistrement officiel. Dois-je reprendre la lecture ? »
– « Non, passe. »
– « Justice : en ce moment se déroule le premier procès de robot journaliste. Accusé de diffamation…»
– « Passe. Rubrique météo. »
– « L’indice de qualité de l’air est dans le rouge. Suite aux pluies acides de ces derniers jours, il est conseillé de limiter les déplacements et les activités sportives dans la capitale. Un pic de pollution est à prévoir vers 17 heures. Le météorologiste du Central répond à vos questions. »
Toujours la même rengaine dans le Central. La peur domine l’actualité. Des récepteurs pirates se vendent sous le manteau pour recevoir les journaux libres : la foire aux arnaques comme dit Liot. Depuis quelques jours, à deux rues d’ici, traîne un de ces dealers de composants électroniques. Allure louche, regard fuyant, il zone entre la neuvième avenue et l’usine d’emballage où je travaille. Je suis sûr qu’il me vendrait une CP220 à bon prix. C’est le genre de puce que je pourrais greffer à Tom pour naviguer sans filtre. Mais si je me fais attraper, c’est un trajet direct pour la maison d’arrêt.
– « Au troisième top, il sera : 8h00. L’horoscope du jour… »
– « Coupe Tom, coupe ! Je suis à la bourre. » J’attrape mon sac, y fourre mon badge et file à toute allure vers l’usine.
12h30. C’est la pause. Comme un seul homme, la centaine de bras mécaniques s’arrête, le temps que quelqu’un vienne prendre ma relève. Quatre heures que je me tue les yeux sur l’écran de contrôle. Superviseur des chaînes automatisées de l’usine d’emballage, c’était pas mon rêve, mais ça me fait manger. Moi, je voulais être journaliste, mais depuis 2064, le métier a trop changé. Quand les derniers reporters indépendants ont quitté la capitale, j’ai pas eu le courage de les suivre. J’ai pensé à mes proches, mon confort, mon Tom, et je suis resté là.
La tour de contrôle est au-dessus des postes de travail, suspendue par deux gigantesques poutrelles en fonte. Je lance un bonjour sans conviction à mon remplaçant, croisé dans l’escalier métallique, puis me dirige vers le local des employés. De la porte entrouverte, j’entends les rires des collègues qui commentent la dernière émission de Secret Life, subtil mélange entre talk show et télé-réalité. Toute la capitale la regarde.
Le plafond du local se désagrège. Au centre de la pièce, quelques tables sont alignées façon cantine, entre lesquelles navigue le roboTom de l’usine.
– « Tom, un plat de nouilles lyophilisées s’il te plait. »
– « Bien sûr superviseur, votre compte est débité de : 4 Inters. Votre plat sera prêt dans : 3 minutes et 23 secondes. »
Mes collègues me regardent de travers. Les réductions sur les repas dont profitent les superviseurs ne sont pas au goût de tout le monde. L’ambiance est pesante.
Je romps le silence : « Quelqu’un a vu Liot ? » Sans un mot, un mécano me pointe, par la fenêtre, le cybercafé de l’autre côté de la rue.
– « C’est prêt superviseur. » J’arrache le bol fumant du petit bras robotique, fais un sort au plat de pâte, puis prends la direction du cybercafé.
Le Central ne se trompait pas sur la météo. Dehors, l’air est à peine respirable. De plus en plus de passants se baladent avec des respirateurs sur le visage. Ca devient banal. Un aéroglisseur me laisse traverser la rue, j’entre dans le café.
Liot est déjà installé devant son écran, plongé dans le réseau, deux patchs accrochés aux tempes. Il me fait un signe de la main. En se connectant à un Tom grâce aux électrodes, on s’est affranchis du clavier et de la souris : tout passe par le flux de pensée. Je m’assoie à côté, et me connecte à mon tour. Liot m’appelle sur CentralSkype.
– « Salut l’ami, me pense-t-il. Je regardais le replay de Secret Life. Ils ont fait un épisode dans les bidonvilles. »
– « Oui, c’est malsain. Et pourtant ça marche, la preuve : tu regardes. »
– « Mais moi c’est pas pareil, je m’informe. »
Je sais que Liot fait le fixeur pour les journalistes de l’extérieur. Il a le boulot le plus ingrat dans la chaine de l’information. Il est une de ces taupes, indics, traitres que chasse sans relâche le régime. Il ne pense qu’à ça, ne s’arrête jamais. Un renseignement contre un composant, une rumeur contre un respirateur, un contact contre quelques Inters. Il sait tout ce qui se passe de la septième à la onzième avenue. C’est devenu risqué de communiquer avec les gens de l’autre côté du Mur. Il pourrait se faire exiler, ou pire, envoyer sur le front Est.
Je lui pense :
– « Je veux voir ça, partage ton écran. » Sur mon moniteur, le présentateur apparaît dans un nuage de terre battue, face caméra, son respirateur sur le visage. Il s’avance dans une rue délabrée, sous les cris des enfants : « Dans cette épreuve, nos dix candidats vont vivre une semaine dans les bidonvilles, avec en tout et pour tout, un roboTom règlementaire. Esprit d’équipe et volonté seront les maîtres mots de cette semaine, dans Secret Life. N’hésitez pas à vous connecter au Tom le plus proche pour commenter l’émission, en direct ou en replay. »
– « Au fait Liot, il est fiable le dealer de composant sur la neuvième avenue ? » Le son de la vidéo augmente brusquement.
– « Pas ici imbécile, » murmure-t-il. Je le sens tendu.
Pendant tout le reste du replay, je n’ai rien pensé d’autre, troublé par la fébrilité de Liot. On se déconnecte en silence. Une fois devant l’usine, Liot me dit être surveillé, impliqué dans du recel d’information avec association de lanceurs d’alerte. « Sale histoire. Peux pas en dire plus. »
– « Je veux pas en savoir plus. Fais gaffe à toi Liot. » Je pénètre dans l’usine, les machines s’arrêtent, c’est mon tour.
18h30. Sur la route du retour, j’aperçois Liot et le dealer de composant, enveloppé dans un long manteau noir. Ils se parlent à l’oreille, jettent des regards à droite à gauche. Ils ne me voient pas. Je continue ma route. Je ne peux m’empêcher de penser aux risques qu’ils prennent pour recueillir des infos. J’ai entendu dire que, dans la presse clandestine, les journalistes parlent de lecteurs, pas de consommateurs ou de clients. Il y aurait même des reportages qui se lisent en plusieurs jours et des débats libres organisés en hologramme. J’ai du mal à l’imaginer.
Dans les réseaux pirates, l’information alternative est une denrée de luxe, mais pas rentable. C’était un métier de passion, c’est devenu une vie de résistance. Je les admire, j’aimerais prendre part à tout ça. La rue sombre se couvre tout à coup de reflets bleus : la milice debarque, dresse un barrage filtrant. J’ai rien à me reprocher mais j’ai peur. Je les laisse me fouiller, prendre mon badge, verifier mon identité. Non, je peux pas aider la presse libre… J’ai trop à perdre.
J’espère que Liot a échappé au contrôle. J’ose pas me retourner. Je rase les murs et arrive devant ma tour. Tom m’attend derrière la porte. Il m’analyse.
– « Bienvenue chez vous. Avez-vous remarqué un comportement suspect dans la rue ? Au travail ? »
– « Arrête avec tes questions Tom ! Tu vas me les poser tous les jours ? De l’air ! T’as pas une mise à jour à faire ? »
– « Je suis à jour. Merci. Puis-je au moins vous demander comment s’est passée votre journée ? »
– « Epuisante. » Je m’affale dans mon canapé.
Sur la table basse, mon casque d’immersion se met à vibrer. Aujourd’hui, le fin du fin, c’est le casque intégral aux écouteurs et diffuseurs olfactifs intégrés. Réalité virtuelle, réalité augmentée ou réalité tout court, ce casque est une invitation au voyage. J’ai économisé pendant plus d’un an pour me l’offrir. C’est ma dose de sensation, de l’émotion pure.
– « Vous avez une notification. Une nouvelle vidéo correspondant à vos préférences est en ligne sur le site du Central : ‘Victoire de l’armée républicaine sur le front Est’. »
Je ne me souviens même plus du début de la guerre. Ca dure depuis des années. Cette menace, sourde et profonde, a permis au gouvernement de distiller la peur, de garder un semblant de paix sociale. Dans un premier temps, la Présidente et sa clique étaient très réticents à laisser les citoyens utiliser les casques immersifs pour découvrir les lignes de front. Puis ils ont compris. Rejoindre, à la nuit tombée, les soldats rongés par la peur, c’est laisser libre court à nos instincts voyeuristes, c’est purger nos pulsions. Une catharsis 2.0.
Liot me dit toujours de ne pas regarder ça, que c’est de la propagande, du grand spectacle, mais avec de vrais morts dedans. Il me prend la tête avec sa morale. Moi tout ce que je veux c’est de penser à autre chose qu’à demain, voir autre chose que la capitale.
Je mets mon casque. Je me connecte à Tom, lance la vidéo. Initialisation. C’est parti.
La cabane, faiblement éclairée sent l’humidité. Sur ma droite, un autre soldat est accroupi, sa caméra 360° fixée à son épaule. L’image tremble un peu, j’ai froid. Enfin, mon soldat a froid. Un texte défile devant moi : Cette vidéo a été tournée dans la nuit du 18 au 19 octobre 2067. Vous suivez l’escouade 248, qui a reconquis le poste avancé de Visterograd. Sous les ordres du général Gator, l’armée a libéré ce village, affamé depuis des mois. L’assaut sera donné dans 30 secondes.
Le silence. Trois fusées éclairantes percent le ciel. D’un coup d’épaule, j’ouvre la porte de la cahute en bois et me précipite vers la colline. Les premiers coups de feu déchirent la nuit. Je me paralyse. Avance ! C’est bon, je reprends ma course, me mets à couvert derrière une souche et tire trois coups vers le poste avancé. Quatre soldats me dépassent, je les suis. L’un d’eux s’écroule. Je ne m’arrête pas. Ma respiration est hachée, difficile. Nous atteignons les premières ruines à flanc de colline. Non ! Pas par là ! A droite ! Oui c’est ça, à droite. Vise ! Tire ! Je l’ai touché.
Des cris sur ma gauche m’indiquent qu’une partie de l’escouade a réussi sa percée. C’est le moment : je traverse la rue sous les balles pour trouver refuge à deux pas de la mairie. Je tire à l’aveugle, j’attends qu’ils rechargent, je vise et j’arrose. Cinq fois. Le soldat à côté de moi crie « On y est presque les gars ».
Grâce à la caméra 360°, je me rends vite compte qu’il a crié pour rien : on est plus que deux. L’image crépite. Je m’élance vers le dernier bastion de résistance. J’entre dans la mairie, vérifie les angles morts. La vidéo saccade, le son grésille. Allongé dans l’ombre, un sniper scrute l’horizon à travers un trou dans le mur. Je sors mon couteau, empoigne le tireur embusqué et… écran noir.
Connexion de merde ! Je jette mon casque à travers la pièce. Heureusement, Tom n’a pas été épargné par la coupure Internet, ou j’étais encore bon pour des excuses. C’est quand même pas croyable qu’en 2067, on ait encore une connexion qui saute !
Le black out a l’air général… Je vois déjà la Une du Central demain : « La capitale sans Internet : les journalistes résistants soupçonnés. » La guerre de l’information fait rage. Sauf qu’ici, les victimes collatérales sont des idiots capricieux, comme moi, qui râlent de pas voir la fin de leur programme.
Je regagne mon lit. Je me dis que je suis qu’un ingrat dans un monde qui va trop vite. Liot a peut-être raison : on ne prend plus le temps de digérer ni les aliments, ni les infos.
De la ligne de front à mon canapé, aujourd’hui, ce n’est plus qu’une affaire de bande passante.