Après les jeux vidéo, le cinéma ou la télévision, les médias lorgnent désormais sur la VR. Cependant, le journalisme, discipline basée sur des faits, et la réalité virtuelle sont-ils vraiment compatibles?

Si les utilisations par la presse n’en sont qu’à leurs débuts, plusieurs rédactions y voient là une opportunité à ne pas manquer. Outre-Atlantique, les expériences se multiplient, que ce soit au New York Times, qui a embauché l’an dernier une rédactrice dédiée exclusivement aux contenus VR, chez Vice News ou encore sur USA Today. En France, les médias semblent plus frileux, et si on a pu voir du contenu en 360 degrés au Monde ou au Parisien, les tentatives restent timides et souvent méconnues.

Il y a pourtant une volonté nette de s’aventurer sur le terrain de la VR et de connaître son potentiel en tant que nouveau support médiatique. Les objectifs étant autant de diversifier l’offre de contenu et la manière de raconter l’actualité que d’attirer les nouveaux consommateurs de l’information. Ces derniers délaissent de plus en plus les formats standards et sont friands de nouvelles technologies qui les placent au cœur de l’action. En seulement 20 ans, les avancées d’une technologie que l’on pensait vouée à l’échec, au vu de ses premiers essais, ont été considérables.

Petit rattrapage sur la réalité virtuelle

Encore faudrait-il vraiment savoir ce qu’est la réalité virtuelle. Philippe Fuchs, professeur à l’école Mines ParisTech et expert de la réalité virtuelle (VR), explique le concept : « Le casque n’est pas l’élément fondamental pour définir la VR. Ce qui est nouveau, c’est qu’on va avoir une activité sensori-motrice dans un environnement virtuel. » En gros, ce n’est pas parce que vous mettez un casque virtuel que vous faites de la VR. Le point important, c’est de pouvoir bouger dans la réalité pour pouvoir se déplacer dans le monde virtuel.

Il existe aujourd’hui deux catégories de casques virtuels : les casques « immersifs », souvent les moins chers, que l’on couple avec un smartphone, et les casques de réalité virtuelle, plus chers, où l’on peut interagir avec son environnement en se déplaçant et en utilisant des manettes spéciales.
Dans la première catégorie, on retrouve le Samsung Gear ou encore le Vision de Alcatel. Vendus une centaine d’euros, ils ne sont compatibles qu’avec un seul type de téléphone. Ils permettent de découvrir un univers à 360°, mais le spectateur reste souvent passif.

Dans le cas des casques VR, comme l’Oculus Rift, le HTC Vive ou le Playstation VR, qui coûtent entre 400 et 800 euros, l’utilisateur peut se déplacer dans l’environnement ou utiliser des objets grâce aux manettes intégrées.

Espoirs et défis technologiques

Une technologie qui semble déchaîner les passions. Mais d’après Philippe Fuchs, le « buzz VR » avait déjà été amorcé bien avant 2016 : « Il y a 20-25 ans, la VR avait déjà fait sensation. Maintenant ça revient, parce qu’évidemment le matériel va être accessible pour le grand public, ce ne sont plus simplement les professionnels qui vont utiliser ça. »
Pourtant, ces casques de réalité virtuelle ont encore des limites à dépasser dans les prochaines années. D’abord, ils sont très gourmands en puissance de traitement. Si vous souhaitez utiliser le HTC Vive sur votre ordinateur, sachez que vous devrez avoir une bête de combat pour pouvoir le faire tourner. Si l’on additionne le prix de l’ordinateur à celui du casque, on arrive à une dépense de 2000 euros !

Le Playstation VR, quant à lui, devrait seulement se reposer sur la puissance de la console qui lui est associée, ce qui devrait le rendre plus accessible. Il faudra dépasser cette limite technologique pour limiter les coûts, qui sont pour le moment un frein important à la démocratisation des casques.
La deuxième limite associée aux casques, c’est le phénomène de « motion sickness », des nausées qui résultent de leur utilisation.

En fait, ce phénomène vient du fait que ce que nous ressentons ne correspond pas à ce que l’on voit. Si, par exemple, dans un jeu VR, notre œil capte un looping comme si nous étions dans un avion de chasse, mais que dans la réalité notre oreille interne nous indique que nous sommes assis sur un fauteuil, le cerveau reçoit des informations contradictoires. Il se créé alors une sorte de mal de mer. Un phénomène biologique qui ne permet pas d’utiliser le casque longtemps.

Pourtant, nous pourrions bien dépasser ces limites rapidement et aller au-delà de la simple réalité virtuelle. Damien Mulhem, creative et lab director chez le groupe XXII, travaille sur des innovations VR qui pourraient changer notre façon de voir le monde : « On a essayé de coupler un capteur cérébral avec un casque de réalité virtuelle. Le capteur est capable d’analyser les fréquences émises par le cerveau, de déterminer des actions en fonction de ce à quoi on pense: lever, tourner, saisir… Il permet en fait à la personne qui l’utilise de contrôler par la pensée son univers virtuel ».

En 2067, peut-être que nous pourrons communiquer par télépathie, que les chats Facebook se feront dans des décors féériques, et que le journaliste pourra emmener le spectateur avec lui, le faire interagir dans des lieux dangereux ou inconnus. La technologie est prometteuse pour les médias, qui pourraient immerger leur public au coeur de l’action.

La réalité virtuelle en 2067, pour un journalisme immersif

C’est l’argument qui revient invariablement, autant du côté des concepteurs de casques que des journalistes. La réalité virtuelle offre une expérience d’immersion inédite à ces utilisateurs en les transformant en observateurs directs de la scène qu’ils visualisent. «Au lieu de voir à la troisième personne, on est au centre de la scène. On est à la place du personnage principal, il y a donc un impact émotionnel important. Quand on filme à 360 degrés, on immerge le spectateur dans cet environnement-là», explique Philippe Fuchs.

Même son de cloche chez les journalistes. Pour Raphaël Beaugrand, journaliste concepteur de contenu en réalité virtuelle chez Okio Studio, c’est la grande force de la VR et c’est aussi ce qui la distingue des médias plus « passifs », comme la télévision. Avec ses productions réalisées pour le Parisien ou France Ô, on peut ainsi partir en Guyane aux côtés de la légion étrangère ou découvrir comme si on y était la ville syrienne de Jisr al-Shughur, dévastée par la guerre. «Comment mieux ressentir le désarroi des habitants d’un pays en guerre autrement qu’en étant dans leur peau, en ayant troqué leurs yeux et leurs oreilles grâce à la réalité virtuelle ? Au-delà des mots, la meilleure façon de comprendre étant clairement d’en faire l’expérience», déclare le journaliste au site mediatype.be.

Aux États-Unis, Nonny de la Peña, surnommée «la marraine de la VR », fut l’une des premières à expérimenter cette nouvelle forme de journalisme. Elle est à l’origine de « Project Syria », qui amène le spectateur dans les rues d’une Syrie en guerre. Sur son site, elle explique que « l’idée fondamentale du journalisme immersif est de permettre au participant d’entrer dans un scénario créé virtuellement et représentant le reportage. Qu’il soit spectateur ou acteur dans la narration, il a accès à des sensations, des sons et dans une certaine mesure aux sentiments et aux émotions qui accompagnent l’information.»

Dès 2012, elle a mis en œuvre le projet « Hunger in L.A »; il reconstitue un fait divers survenu devant une banque alimentaire de Los Angeles, où un homme diabétique qui fait la queue s’évanouit et se retrouve dans le coma, victime d’une grave crise d’hypoglycémie. Dans ce sujet, le casque de réalité virtuelle vous place sur les lieux au moment où survient l’incident. « Ce fut le premier segment en VR à être retenu au Festival de Sundance, et la réaction du public fut incroyable : chaque personne qui enfilait le casque de visionnage et démarrait l’expérience s’agenouillait au moment où l’homme s’effondre, comme si elles essayaient de lui porter secours. Elles se sentaient physiquement présentes dans la scène. Un grand nombre de spectateurs ont conclu l’expérience en larmes, secoués par l’émotion », déclare-t-elle à l’époque au site imm3rsive.com.

Repenser le travail de journaliste

Au-delà de la prouesse technologique, le travail du journaliste est aussi sensiblement modifié par l’approche de la VR. Bon nombre de règles de base n’ont plus lieu d’être et c’est tout un métier qu’il faut repenser. « C’est une nouvelle narration, il faut réfléchir à une nouvelle façon de raconter une histoire. Il n’y a plus les mêmes codes : les plans doivent être plus longs, pour laisser le temps au spectateur d’explorer la scène. Plan large, plan moyen, plan serré : tout ça n’existe plus. Le cadre disparaît », détaille Raphaël Beaugrand. A terme, le journaliste s’efface, et la notion de montage disparaît, ne laissant que l’information brute.

Le journaliste ne sera-t-il donc qu’un simple vecteur invisible de l’information à l’avenir ? Pour Florent Maurin, journaliste concepteur de newsgames chez Pixel Hunt, cette remise en cause n’est pas forcément positive : « Je ne suis pas certain que ce que la VR propose, à savoir la promesse d’être » dans un endroit lointain », soit quelque chose qui, en tant que journaliste, me semble pertinent. Je trouve que notre travail consiste à expliquer la réalité, pas nécessairement à la donner à voir « comme si on y était », mais sans mise en contexte importante. Avec la VR, les journalistes risquent de devoir beaucoup s’effacer devant ce qu’il y a à donner à voir, et je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose. »

Il est certain que l’effet «gadget visuel», qui est pour l’instant la cible de l’enthousiasme général, ne doit pas l’emporter sur la qualité du récit. Le risque étant que le côté « fun » l’emporte sur le message du reportage. Le travail d’écriture et de mise en scène doit être entièrement adapté pour permettre d’ancrer le spectateur dans une réalité fidèle à l’original et ne pas desservir le propos.

Au salon Geek’s Live qui s’est déroulé à Paris le 12 octobre, des concepteurs de programmes et de casques de réalité virtuelle ont donné leur avis sur la question du journalisme immersif

Quid des journalistes en 2067 ?

Chacun a sa propre vision de ce que la VR pourra apporter au journalisme dans 50 ans. Pour le côté immersif, on peut facilement imaginer qu’il sera renforcé par la disparition des câbles et la possibilité de se déplacer avec son casque. « Pour le moment, il y a une interaction au niveau du scénario, mais il n’y pas d’interaction physique. Ce qu’on essaie d’apporter à la VR, c’est que les gens puissent aussi agir physiquement, en discutant avec quelqu’un, en déplaçant un objet. Pour le journalisme, on pourrait imaginer que la personne qui est chez elle puisse devenir une sorte de reporter secondaire et participe en étant télé-présente et en interrogeant elle-même les interlocuteurs, comme les sportifs à la fin d’un match, etc. Le journaliste deviendrait un transmetteur », imagine Philippe Fuchs.

Le rôle du journaliste est au cœur d’un débat. Du côté spectateur, on apprécie de se sentir indépendant : la VR rapproche des événements et brise les barrières intrinsèquement posées par un journaliste ou un correspondant, comme l’explique Damien Mulhem, de XXII group. « En général dans un reportage, on nous montre que ce qu’on veut bien montrer. Avec une caméra à 360, on laisse libre l’utilisateur de voir ce qu’il a envie de voir, de parler avec qui il a envie de parler. On montre tout à 100 %, c’est plus interactif et ça implique beaucoup plus le spectateur. » En faisant de l’utilisateur un « témoin » de la scène, la narration immersive lui permettrait de supprimer les préjugés et de tirer ses propres conclusions sur un fait d’actualité.

Cependant, beaucoup s’accordent à dire que le journaliste ne disparaîtra pas pour autant. Si la réalité virtuelle offre l’occasion de voir le monde à travers une nouvelle paire d’yeux, tous les sujets ne se prêtent pas à l’expérimentation. Il y a fort à parier que la VR s’ajoutera à la gamme des supports utilisés pour rapporter l’information. Un outil complémentaire, qui rendra plus accessible le journalisme immersif.

Immersion et newsgames : entretien avec Florent Maurin de The Pixel Hunt

« Reconstruire Haïti », « Jeux d’influences »,… Les newsgames fleurissent sur la toile. Ils se rapprochent du journalisme immersif en plaçant le lecteur au cœur de l’information et en l’amenant à prendre des choix décisifs. Trop « gaming » pour les uns, outils de propagande pour d’autres, ils n’ont pas toujours été vu d’un très bon œil. Plus accessibles que la VR, seront-ils aussi les vecteurs d’information de demain ?

Les newsgames sont encore majoritairement inconnus du grand public. Pourront-ils émerger et devenir de véritables médias d’information dans le futur ?

Un newsgame demande du temps et de l’investissement, tant de la part de celui qui le fabrique que de celui qui y joue. Or, les médias ne savent encore pas bien mettre en avant les productions à forte valeur ajoutée qu’ils réalisent, ni atteindre le public qui pourrait être intéressé par elles. C’est peut-être une question de temps, mais peut-être aussi que, paradoxalement, ce ne sont pas les médias classiques qui sont les plus indiqués pour produire et faire connaître des newsgames.

Dans l’avenir, qu’est-ce-qui pourrait faire la différence entre les newsgames et les autres supports médiatiques plus « classiques » ?

La différence entre les newsgames et les autres formes de transmission de l’information est une différence de nature. Le journaliste décide de raconter une histoire et une seule, avec un début, un milieu et une fin. Le lecteur la reçoit passivement, et n’a aucune influence sur la façon dont l’info lui est transmise. Dans un jeu vidéo, au contraire, on est sur le registre de la discussion. Le joueur « pose des questions » au système de jeu, qui lui « répond », et le joueur adapte sa perception de la réalité en conséquence.

Les newsgames sont-ils un moyen de raviver l’intérêt du public pour l’information ?

Je n’y crois pas trop. Je ne pense pas que les newsgames soient « l’avenir du journalisme », ou que des gens qui n’en ont rien à faire de s’informer vont devenir des passionnés du monde qui les entoure parce qu’on leur propose des jeux. Je pense, en revanche, qu’on peut comprendre certaines mécaniques du réel bien mieux en les jouant qu’en lisant des articles dessus. Les newsgames sont un outil de plus dans la trousse du journaliste, voilà tout !

Que peut-on imaginer pour l’avenir des newsgames ? Leur évolution dans les années à venir ?

J’imagine qu’il y aura bientôt des newsgames en réalité virtuelle. Personnellement, je travaille aussi sur un newsgame qui prendrait la forme d’un agent conversationnel, comme la nouvelle appli de Quartz. Et d’une manière générale, il faut être à l’affût des évolutions dans le jeu vidéo classique, car ce qu’on peut appliquer au divertissement, il n’y a pas de raison de ne pas pouvoir l’appliquer à la transmission d’informations !

Margaux Dubieilh et Laura Michelotti