Il est facile d’imaginer toutes sortes de scénarios catastrophe pour le journalisme en 2067 : déshumanisé, fulgurant, oppressant… En prenant le contre-pied total, nous avons imaginé que la robotisation et l’accélération de l’information imposent l’émergence d’un journalisme tout en lenteur.

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*** 9H ***

Mon lit me réveille au rythme de vibrations et de massages. Des bruits de nature s’échappent de mon oreiller. Quoi de mieux que le chant des oiseaux et le claquement des vagues pour commencer une journée, loin de l’étouffement de la ville ? Après quelques minutes, j’arrive enfin à me lever. Direction la salle de bain.

Sur le grand miroir qui occupe tout le mur, je sélectionne la radio que je souhaite écouter pour m’accompagner sous la douche. J’aime bien me réveiller avec le podcast “Dans la peau de” de Slate. Des récits de vie au long cours, racontés à la première personne.

Ce matin, Sophia Zaïd est au micro et j’écoute attentivement. Celle qui a réussi le pari de sauver de la faillite le premier quotidien de France, Le Monde, raconte comment elle en est venue au journalisme. J’avais moi-même participé à la campagne de financement en ligne, à la fois pour sauver le journal, mais surtout convaincue par la vision ambitieuse et novatrice de cette femme hors du commun. Déterminée à sauvegarder le journalisme qui coûte cher, les formats longs et la qualité, tout en incarnant un progressisme à toute épreuve, elle est une figure controversée.

Dans ce deuxième épisode d’une série de cinq podcasts, elle revient sur ses années d’étude en sociologie, les réseaux sociaux comme seconde éducation et sa notoriété grandissante, qui ont été sa porte d’entrée dans la profession. Le podcast est ponctué par un morceau de musique choisi par l’invitée. L’épisode de demain sera consacré à ses débuts au Bondy Journal. Je suis encore une fois charmée par la formule intimiste de ces reportages, dans lesquels l’invitée prend le temps de se raconter, de digresser, sans que personne ne vienne l’interrompre.

*** 10H ***

Une fois dehors, je suis d’humeur à conduire. Le ciel est clair et j’ai envie de prendre le temps de guider la voiture sur les routes hivernales. J’allume Radiomonde, l’application de radios à la demande. Dans le menu, je choisis « le Mix » : une sélection aléatoire de musiques, de flash infos et de podcasts en attente. La playlist embraye sur le reportage exclusif de Discovery réalisé sur Mars, auprès des cosmonautes en mission depuis cinq ans. On entend des échantillons de sons provenant directement de la planète rouge et des témoignages des astronautes sur la vie là-bas. Ca doit bien faire un mois maintenant que cette émission est sortie et que j’en entends parler partout autour de moi. Comme les autres reportages de Discovery, celui-ci est remarquable et vous transporte ailleurs. Je suis comme propulsée sur Mars.

Je conduis à vitesse lente, afin de ne pas rater une miette de mon podcast. Il est suivi de flash infos personnalisés, sélectionnés par l’application. Politique, culture, société, actualité internationale… Une voix robotique me délivre les informations succinctement, sur ce qui est survenu dans le monde depuis la veille. Une nouvelle retient particulièrement mon attention : celle sur la législation relative à la réouverture de plusieurs centrales nucléaires d’ici fin 2070. Je demande au poste, à voix haute, de me livrer la version longue de cette information. Je l’interroge ensuite sur les réparations américaines à l’Irak.

Lorsque la radio estime que mon temps de concentration est dépassé, il me propose un intermède musical. Les algorithmes sont redoutablement efficaces et je me délecte des découvertes en profitant de la vue offerte par les vitres panoramiques du petit véhicule sphérique. Les routes ne sont pas encombrées. Depuis la mesure de 2062 sur les semaines de travail à vingt-cinq heures, plus d’horaires de bureau qui vaillent et plus d’embouteillages.

Pour la fin du trajet, la radio se cale sur une émission de France Afrique : un reportage sur les séquelles traumatiques de Syriens et Syriennes ayant connu Alep assiégée. J’arrive tranquillement à la clinique, interrompant la lecture du podcast. Une journée relativement calme m’attend : quatre patients jusqu’à ce soir.

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*** 14H30 ***

Je quitte Laura, 22 ans, internée à la clinique pour une sévère addiction aux nouvelles technologies. Il est temps pour moi d’aller déjeuner. Quelques personnes sont attablées dans la cantine, avec des livres, des journaux. Certaines encore discutent entre elles. Je suis dans l’aile “déconnectée” de la clinique. Je compose mon plateau-repas. Lors de mon passage à la caisse électronique, j’ajoute 1€ à ma formule.

Avec les données enregistrées sur mon badge, la caisse-robot me compose un ersatz d’informations personnalisées, à retirer en version imprimée au kiosque électronique. En format tabloïd, je parcours les informations toutes fraîches des dernières heures de la matinée. Quelques articles extraits de la presse nationale (la plupart en version non-intégrale) et le principal de l’actualité en brèves. Le résultat de cette machine très sophistiquée est assez satisfaisant. L’avenir de l’information imprimée ?

Cet appareil test est encore assez inédit en France, mais a été pensé pour faire lever les yeux des gens de leurs écrans et tablettes et sélectionner l’information pour eux, encore une fois à l’aide d’algorithmes. Des grands médias français, mais aussi étrangers, des extraits d’articles au long cours pour appâter le lecteur. Quelques folios aérés, pas trop denses, qui peuvent se lire intégralement en une heure, et ne laissent pas une impression de trop plein ou d’écrasement. Une formule pensée notamment pour les personnes qui se sentent submergées par les possibilités infinies de la technologie, comme celles qu’accueille la clinique.

Je n’ai pas toujours l’appétit de m’informer quotidiennement, mais je suis assez satisfaite des formules à la carte qui ont fleuri un peu partout. Cela m’a permis de renouer avec l’envie de payer pour m’informer. Et, lorsque ma soif d’information est plus grande, je me tourne vers la source elle-même, les médias payants. J’avoue avoir une préférence pour les beaux formats : les sites internet, les vidéos en 3D ou les reportages sonores en immersion… Un héritage sans doute de mon enfance biberonnée aux divertissements sophistiqués. Après ce déjeuner paisible et solitaire, j’ai encore une petite demi-heure devant moi et j’en profite pour sombrer dans mon fauteuil adapté à la sieste au bureau.

*** 18H ***

Les deux entretiens de cet après-midi m’ont fatiguée et je décide de programmer la voiture en pilotage automatique. J’ai envie de me divertir avec un documentaire interactif : les séries musicales d’Arte. Je choisis celle sur le festival Rock sur la Seine, où je peux me promener à ma guise entre les captations de concert et les interviews d’artistes réalisées en coulisses ou ailleurs sur le site du festival flottant. Je me munis de mon casque de réalité virtuelle et je plonge dans cet univers parallèle pendant que la voiture file.

Je me retrouve à côté des journalistes en train d’interviewer un groupe de pop japonaise, puis dans la foule déchaînée qui assiste à un live plus vrai que nature de techno-rap. Je me déplace entre les différentes scènes et voyage dans le temps : il fait jour, puis nuit, puis à nouveau jour. Je m’échappe temporairement de ce début de cette soirée froide et sombre d’hiver. Je peux me concentrer sur les concerts, ou bien activer la voix off qui commente les différents chapitres du reportage. Une performance documentaire époustouflante. Je me prends à rêver de revivre les festivals de ma jeunesse : Daft Punk, Kendrick Lamar, Beyoncé, The Do…

*** 21H30 ***

Après le repas du soir, je n’ai rien à penser. L’atmosphère hivernale me donne envie de m’affaler dans mon canapé chauffant devant Newsflix. J’aurais pu rester avec les chaînes classiques et ne rien payer, mais la qualité des contenus est assez inégale et surtout inexistante en matière d’information. Tous les médias intéressants se regardent désormais sur Newsflix. Depuis un an, je paie donc 200 bitcoins par mois pour avoir accès aux cinquante chaînes de la plateforme. Elles proposent toutes des reportages longs, mon péché mignon. Ce soir, j’hésite.

Il y a quelques semaines, un collègue m’a parlé d’un documentaire, réalisé à l’occasion de la fermeture de la dernière prison française, à Fleury Mérogis. “Une immersion fascinante” selon ses dires. L’univers carcéral m’a toujours impressionnée et je n’ai jamais eu l’occasion de pénétrer dans un centre pénitencier. J’enfile mon casque visuel, olfactif et auditif, mes gants, et me voilà embarquée pour un voyage d’une heure en terre inconnue. C’est le journaliste, le robot F-LOND ONE, qui sera mon guide pour la soirée.

Des cellules à la cour, en passant par le réfectoire et ses odeurs tenaces, je parcours la prison. Je peux même voir les derniers détenus, assis sur leur chaise, s’adresser à moi et me dire ce qu’ils ressentent à quelques heures de la sortie. Grâce à ce reportage, je peux sentir, écouter et toucher cet endroit si fermé. L’expérience est saisissante et un peu anxiogène. Elle me permet de passer un moment au plus près de ceux qui ont réellement vécu derrière les barreaux. Plus qu’un simple témoin au milieu des détenus, j’ai mon guide avec moi, un guide des plus érudits. Après une heure à errer entre ces murs grisâtres, il est temps pour moi d’ôter mon attirail de réalité virtuelle. Cette journée a été forte en émotions.

*** 23H30 ***

Emmitouflée dans ma couette, je m’apprête à éteindre la lumière. Sur ma table de chevet, XXI me fait de l’oeil. Encore des promesses de dépaysement et d’apprentissage. Une patiente m’a offert l’exemplaire il y a deux semaines, à la fin d’un traitement de cinq ans. Je me redresse sur mon oreiller et attrape le mook. Ses pages épaisses et odorantes sont si agréables à feuilleter ! Du dessin, des photographies, et des mots, plein de mots… Il y a même un article en 3D, non pas la 3D de la réalité virtuelle, mais celle des pliages, comme dans les livres d’enfant. Un clin d’oeil amusé sans doute à la débauche d’effets spéciaux déployée dans les médias audiovisuels.

Je suis satisfaite de tenir ce bel objet entre mes mains mais je sens que l’exploration s’achèvera là ce soir. Mes yeux et mon esprit sont exténués. J’ai à peine le temps de reposer le gros livre sur la petite table que je sombre dans un sommeil profond, entraînant avec moi l’extinction des petites lucioles intelligentes qui flottent autour du lit.

Blandine Le Page et Clara Delente