Les rédactions de 2017 ne sont pas représentatives de notre société. Va-t-on vers davantage de diversité sociale en 2067 ? Des initiatives citoyennes, comme le Bondy Blog et la Chance aux concours, tentent d’inverser la donne. Est-ce vraiment suffisant ?
« Je considère qu’il n’y a pas de diversité sociale chez les journalistes. Ça reste un milieu très fermé », lance Aline Richard, journaliste indépendante et éditrice pour le site The Conversation. Cela fait maintenant près de dix ans qu’elle a rejoint l’aventure de la Chance aux concours. Depuis sa création en 2007, cette association, montée par d’anciens étudiants du Centre de formation des journalistes (CFJ) de Paris, oeuvre pour la diversité sociale dans les médias. Chaque année, elle prépare gratuitement une quarantaine d’étudiants boursiers aux concours d’entrée dans les écoles de journalisme.
« Beaucoup de candidats n’ont pas des parents qui les emmènent au théâtre ou qui possèdent une bibliothèque », raconte la journaliste, membre du conseil d’administration de l’association. Cette initiative est encore marginale, Aline Richard le reconnaît. Toutefois, elle illustre bien le fait que les rédactions, et les écoles de journalisme reconnues, à la réputation élitiste, souffrent d’un manque de mixité sociale. Le niveau d’études pour y accéder et le coût de certaines d’entre elles en sont très souvent la cause. Or, on le sait, les rédactions recrutent une partie de leurs journalistes par leur biais.
Contrer l’homogénéisation de l’information
Comment, à partir de là, peut-on estimer qu’une information loin du formatage social et culturel puisse réellement exister ? La difficulté, si ce n’est l’incapacité, des journalistes des rédactions réside bien là. Déformation, informations erronées et autres stéréotypes en sont bien souvent les conséquences directes. Voire même un risque d’homogénéisation de l’information, si ce n’est pas déjà le cas. Dernier exemple en date, l’émission « Dossier Tabou », avec en éminent protagoniste Bernard de La Villardière. Le programme a suscité de vives polémiques en raison de sa manière d’approcher l’Islam.
Des exemples de ce genre, Widad Ketfi en a plein les tiroirs. Exemple : une de ses collègues a pensé qu’il était judicieux d’intégrer des images de musulmans en train de prier à Strasbourg pour illustrer une vidéo sur la radicalisation de Mohammed Merah. La prière, un acte de radicalisation ? Des images de Strasbourg, alors que Merah venait de Toulouse ? « On a besoin de journalistes de divers horizons pour pouvoir traiter ça. Les journalistes sont censés avoir le réflexe de réfléchir à leurs sources et à ce qu’ils montrent, mais ils ne le font pas », décrit-elle. La diversité sociale chez les journalistes n’est pas seulement utile pour le traitement de ce genre de sujets, mais pour le journalisme en général. Qu’on parle d’économie, de sport ou de beauté.
Ancienne journaliste du Bondy Blog, c’est dans le berceau de ce média citoyen, lancé en 2005, qu’elle a fait ses premiers pas. Widad Ketfi raconte ne pas avoir toujours voulu travailler comme journaliste, ou du moins pas selon l’image qu’on a généralement de la journaliste traditionnelle. « Plutôt que de présenter le JT comme Claire Chazal », c’est son envie de changer les médias et le traitement de certaines questions qui l’ont poussée à se lancer.
Dans les différentes rédactions du groupe Canal + où elle est passée, Widad Ketfi dénonce des manquements. Et ce, aussi bien de la part de ses collègues que de la ligne éditoriale adoptée. Des manquements qu’il lui a parfois été difficile de contredire, ou trop tardivement. « Quand on est une personne issue de l’immigration, on doit se poser plus de questions que les autres. On est d’office subjectif, à leurs yeux. » Le spectre du communautarisme n’est jamais très loin. En 2067, cette expression sera-t-elle toujours employée ? Sylvain Bourmeau, journaliste à France Culture, est revenu, dans l’une de ses chroniques, sur l’aspect toxique du mot.
Lutter contre l’auto-censure
« Il faut aller de l’avant », reconnaît Widad Ketfi. Par où commencer ? Pascale Colisson, journaliste de profession et enseignante à l’Institut pratique du journalisme (IPJ) y réfléchit. Depuis son arrivée dans cette école, il y a quatre ans, elle tente de lutter activement pour favoriser la diversité sociale de ses élèves. Chaque année, l’IPJ compte ainsi entre 30 et 40% d’étudiants boursiers quand la moyenne nationale est aux environs de 18,5% dans l’enseignement supérieur.
Son « combat », elle le mène également en amont de l’école, dernier maillon selon elle dans la chaîne des inégalités. « Il y a peu de ‘‘rôle modèle’’ dans les médias. Du coup, on pense que ce n’est pas pour nous », explique-t-elle. Au-delà de la contrainte financière, elle dénonce une forme d’auto-censure visible très tôt chez certains élèves. Elle veut changer les mentalités et redonner confiance aux jeunes issus de milieux défavorisés. Leur faire comprendre que le journalisme est une profession qui pourrait les intéresser et à laquelle ils ont parfaitement le droit et la légitimité de vouloir concourir.
De ce constat, et conjointement avec l’Université Paris-Dauphine, elle a développé, à l’IPJ, un dispositif de soutien auprès de jeunes collégiens et de lycéens issus de zones urbaines sensibles : en étroite collaboration avec plusieurs établissements, la faculté demande aux professeurs de désigner des élèves susceptibles d’avoir le niveau pour intégrer la-dite fac, puis désireux de se lancer dans une carrière de journaliste. Après quoi, l’université finance des centaines d’heures de soutien et suit de près la progression des élèves. Selon elle, une telle initiative devrait porter ses fruits d’ici quelques années. Pour 2067, elle semble donc confiante. « Cinquante ans, ça laisse du temps. ».
Des solutions trop « homéopathiques »
Alexandra Marie, journaliste à France 3, elle, l’est un peu moins. « Les inégalités sont en train de se creuser et ne peuvent que s’aggraver », dénonce-t-elle. Formée à l’IPJ, elle y intègre la formation en alternance en 2005. Particulièrement concernée par la question de la diversité sociale, ayant grandi en banlieue parisienne, entre la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, elle ne pense pas que les choses puissent être réglées d’ici cinquante ans. Mais, elle reconnaît que des initiatives citoyennes se développent. Elle a notamment monté la première antenne d’information locale de France 3, à Bobigny. « Je fais du journalisme de proximité. Ça peut être une des solutions, à mon échelle, pour mieux parler de ces quartiers. »
Pour reprendre ses mots, la plupart des initiatives entreprises sont encore « trop homéopathiques ». Pourtant, de plus en plus de rédactions ont conscience du manque de diversité sociale dans leurs rangs. Certains comme Johan Hufnagel, à Libération, mettent cette tendance sur le compte de la conjoncture économique. D’autres affirment qu’ils ne reçoivent pas de candidatures diverses. « Il y a énormément d’hypocrisie », réagit Widad Ketfi, qui estime que le changement doit avoir lieu maintenant, pas dans cinquante ans.
Regarder vers le passé pour aller vers l’avenir ?
Et si le web était finalement la solution ? C’est en tout cas une alternative en laquelle croit Widad Ketfi. « En 2067, les gens ne regarderont plus autant la télé. Ils regarderont le web. » Depuis plusieurs années, le réseau d’information a vu naître de nouveaux experts, notamment grâce à YouTube. Sur Internet, la parole n’est plus entre les mains des mêmes personnes. Chacun peut proposer ses services en s’appuyant sur ses propres compétences.
Grâce à ses multiples plateformes de communication, le web est devenu un espace où trône la diversité. « Un jour, les rédactions de télé seront en retard par rapport au web », avance Widad Ketfi. Avant d’ajouter, avec un peu d’amertume, qu’elles risquent cependant d’avoir les moyens financiers de se rattraper.
Que ce soit en terme d’acteurs mais aussi de contenus, Internet mérite d’être pris au sérieux. C’est une thèse également défendue par Yvan Gastaut, professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis et historien spécialiste de la diversité. Pour réfléchir au journalisme du futur, il propose de s’inspirer du passé. « Dans les années 1960-1970 par exemple, on avait des journaux télévisés moins formatés qu’aujourd’hui. Et de ce point de vue, plus intéressant selon moi. On n’était pas toujours dans le format classique du présentateur et de son prompteur. » Il est une certitude qui ne fait aucun doute. Toutes les pistes sont bonnes à prendre. Un seul mot d’ordre : aller de l’avant.
Salomé Parent et Valentin Etancelin
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