Pour Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, l’être humain pourra, dès 2030, connecter directement son cerveau à Internet, sans aucun intermédiaire. Réaliste ou pas ? La communauté des chercheurs est loin d’être d’accord sur le sujet.

Nous sommes en 2067. Les journaux, les radios et la télévision n’existent plus. Même les ordinateurs et les smartphones appartiennent au passé. Les informations arrivent du bout du monde directement… dans notre tête. Les journalistes ne prennent plus de photos, plus de vidéos, mais partagent ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent avec n’importe qui, tels des télépathes. Cela fait déjà trente ans que le cerveau humain peut être connecté au cloud, un espace immatériel qui stocke des informations, codées dans un format compatible avec nos neurones. La transmission du cloud vers le cerveau est rendue possible par l’existence de nano-robots, des machines de la taille d’atomes qui colonisent par milliers l’intérieur de notre tête. L’homme est dans une réalité augmentée permanente.

Réalité ou science-fiction ? Pour Ray Kurzweil, la bonne réponse est la première. Directeur de l’ingénierie chez Google depuis 2012, ce diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT) est surtout connu pour ses prédictions très précises sur l’avenir de l’humanité d’ici à la fin du siècle. Pour lui et d’autres penseurs du courant transhumaniste, les années 2030 constitueront un tournant puisque les être humains commenceront à fusionner directement avec les machines. « Notre pensée sera une hybridation de pensée biologique et non biologique », affirme-t-il.

Ray Kurzweil pense également que dans un futur proche, l'homme parviendra à vaincre la mort.

Ray Kurzweil pense également que l’homme parviendra à vaincre la mort.

La théorie de Kurzweil peut se résumer en un mot, mystérieux mais lourd de sens : singularité. Cela signifie que le progrès technologique va connaître une croissance exponentielle lorsque les possibilités de l’intelligence artificielle dépasseront celles du cerveau humain. À partir de ce moment, qu’il situe vers 2045, les machines seront capables de s’auto-développer, c’est-à-dire de créer elles-mêmes encore plus de progrès technologique. En conséquence, s’associer avec la machine nous permettrait d’atteindre un niveau d’intelligence inaccessible pour de simples êtres humains.

Communication verrouillée

Répondre aux grands défis de l’humanité en utilisant cette croissance exponentielle des technologies : tel est le but de la Singularity University, fondée en 2008 par Ray Kurzweil et Peter Diamandis, et financée par Google. « L’idée de l’Université de la Singularité, c’est de réfléchir sur la façon dont on va dépasser l’être humain, le cerveau humain, explique Jérôme Marin, correspondant du journal Le Monde à San Francisco. C’est un peu philosophique. Ils réfléchissent sur l’impact qu’aura la technologie sur l’humain. »

Douze grands défis mondiaux ont été recensés par l’organisation. Premier de la liste : « l’accès à l’information et à la connaissance ». De quoi deviner une proximité avec les idées de Ray Kurzweil. Pourtant, l’Université se garde bien de s’associer aux déclarations fracassantes de son cofondateur. Zak Allal, son responsable en France, ne cesse d’ailleurs de répéter que « l’Université de la Singularité n’est pas transhumaniste ». Leur communication est extrêmement verrouillée, et peu d’informations circulent sur le contenu précis de leurs recherches. « Ils prennent leurs précautions car ils ne veulent pas qu’on les associe à l’idée des robots qui vont contrôler le monde », poursuit Jérôme Marin. Tout ce qui tourne autour de l’humain augmenté reste un sujet assez tabou dans la Silicon Valley. « Je pense que c’est un sujet dont les grandes entreprises ne souhaitent pas trop parler, même si elles travaillent certainement déjà dessus. C’est encore trop lointain. »

Deux grandes écoles de pensée

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Google est le principal partenaire financier de l’Université de la Singularité.

Trop lointain, et peut-être surtout trop polémique. Car les idées de Ray Kurzweil sont loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique. Pour Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’Université Pierre et Marie Curie et spécialiste de l’intelligence artificielle, les prédictions de l’ingénieur américain ne sont pas une révolution, mais la continuité d’une idée très ancienne. « Dès 1945, la science-fiction s’est emparée de l’idée que l’on puisse étendre la mémoire humaine », rappelle le chercheur. Mais de la science-fiction à la réalité, il y a un pas qu’il ne souhaite pas franchir. « Il n’est selon moi pas totalement possible de traduire la pensée humaine en informatique. Le réductionnisme, l’assimilation totale de la pensée à un ordinateur, c’est très discutable, on n’a aucune preuve ». Il s’agit en réalité d’un débat enflammé parmi les chercheurs.

Deux grandes écoles de neurobiologistes s’affrontent sur l’essence même de la pensée. Pour les symbolistes, le cerveau a un langage intérieur, que l’on pourrait décrypter, voire traduire en langage binaire. Les connexionnistes, eux, estiment que la pensée est forcément incarnée, c’est-à-dire qu’elle émerge de l’activité du cerveau dans un corps humain. Bernard Claverie, directeur de l’École nationale supérieure de cognitique (ENSC) de Bordeaux, est de cet avis. « Prenons un exemple : l’amour. Les symbolistes sont persuadés que c’est un sentiment qui relève de la pure programmation. Nous pensons que l’amour est avant tout une expérience du corps et de l’esprit ».

« De l’ordre de l’imaginaire »

Ces querelles de chercheurs montrent que l’on est encore à un stade préhistorique des sciences cognitives. Comment comprendre alors que Kurzweil estime que, d’ici quinze à vingt ans seulement, nous serons capables de décrypter les “algorithmes” codant certaines régions de notre cerveau et de les intégrer à des réseaux d’ordinateurs ? Pour Jean-Gabriel Ganascia, c’est simplement que les prédictions du pape du transhumanisme ne reposent sur rien. « Ces théories ne s’appuient absolument pas sur des expérimentations actuelles. Ce n’est que de la communication, dénonce-t-il. Chez Google, il y a des gens qui travaillent sur l’amélioration des machines, et puis des gens qui travaillent dans le domaine de la biologie, du médical. En revanche, toute la partie ‘Ray Kurzweil’ reste de l’ordre de l’imaginaire ». Et tant pis pour les nombreux sites transhumanistes qui, sur Internet, affirment que des premiers tests ont déjà été réalisés.

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La plus célèbre des cartes postales de Jean-Marc Côté, imaginant, en 1899, ce que serait l’an 2000.

« Le transhumanisme s’apparente bien plus à de la religion qu’à de la science, même si ça n’empêche pas que des scientifiques soient transhumanistes », tranche Bernard Claverie, pour qui « le futur est absolument imprédictible ». Il renvoie à ces cartes postales de la fin du XIXe siècle imaginant l’an 2000 à base de voitures volantes. On ne saurait donc prendre le discours de Kurzweil pour argent comptant, même si ce dernier donne « des plans, des lignes à très longue échéance ». D’ailleurs, « l’analogie entre le cerveau et l’ordinateur est fondée et peut être féconde, même si elle a ses limites », conclut Ganascia. De quoi imaginer toute une série d’innovations liées à la réunion des sciences cognitives et de l’informatique. Même sans cerveau connecté au cloud.

Antoine Le Goff et Gaétan Trillat