“Nous aurons à la fois un journalisme robotisé et un journalisme de bureaucrates”.
Boualem Sansal est un écrivain algérien d’expression française. Prix du premier roman avec Le serment des barbares en 1999, ce docteur en économie, ingénieur de formation, obtient le prix de l’Académie française en 2013 pour 2084, roman d’anticipation qui fait écho au roman d’Orwell, 1984. Mais cette fois, il s’agit moins de totalitarisme politique que de totalitarisme religieux.
Le monde des médias est en mutation accélérée. Quel regard portez-vous sur cette transformation ?
Les médias connaissent les mêmes mutations que tous les secteurs d’activité, la médecine, l’industrie, les transports, la finance, etc. L’informatique et la digitalisation ont modifié les technologies et le comportement des utilisateurs. Si les médias connaissent une évolution spécifique, il faut la chercher du côté du citoyen, il recourt de moins en moins aux médias pour s’informer, il est sa propre entreprise d’information ou de réinformation. A terme, on se demande si l’information ne va pas elle-même perdre la valeur qui lui a toujours été attachée. On le constate chaque jour, 90% ou plus des infos que nous recevons en flux continus ne nous sont d’aucune utilité. Aujourd’hui beaucoup de gens ont fait leur sevrage, ils n’attendent rien des médias. Chez les jeunes, le divorce est total, il s’est créé entre eux des réseaux d’information inédits.
Peut-on imaginer, en 2067, une presse « contre-pouvoir » ou au contraire y aura-t-il main basse des pouvoirs politiques sur l’information ?
L’évolution la plus probable est la concentration du pouvoir dans une structure oligarchique du monde. Les pouvoirs politiques n’auront de pouvoir que celui qui est dévolu aux sous-traitants pour qu’ils puissent s’acquitter de leur tâche. Aujourd’hui chacun sait que dans la mondialisation, les pouvoirs publics ne décident rien, parce que la décision ne leur appartient pas ou parce que l’information nécessaire pour décider ne leur est pas accessible. Une presse « contre-pouvoir » est une illusion, la presse de pouvoir et de contre-pouvoir appartiennent à de grands groupes industriels et financiers, opérant dans des marchés oligarchiques, elles sont à leurs services.
Quel modèle économique pourrait émerger en 2067 : le tout indépendant à la Médiapart ou des grands groupes qui contrôlent l’information en la rachetant ?
Les deux modèles ne sont pas exclusifs ; des groupes indépendants (toujours très petits) peuvent très bien cohabiter avec de grands groupes de presse appartenant à des groupes industriels et financiers.
Le groupe dit indépendant n’est indépendant que parce que l’oligarchie pense que le dit groupe remplit une fonction utile à l’oligarchie. Le jour où elle jugera que le groupe indépendant dérange ses intérêts, ses jours sont comptés. Médiapart n’a jamais pris pour cible que des hommes politiques, eux interchangeables, et jamais les grands groupes. Pour ces grands groupes, nous sommes tous des « idiots utiles », nous les servons sans le savoir, par quels fils ils nous tiennent, la pub, les facilités bancaires, etc…
Réalité virtuelle, caméra 360°, robots-journalistes… Le journaliste aura-t-il encore une place en 2067 ?
En 2067, nous serons très avancés dans la construction de l’univers prédit par Orwell. Nous aurons à la fois ce journalisme robotisé et un journalisme de bureaucrates comme il se pratiquait dans les ex-démocraties populaires de l’Est.
Dans cinquante ans, comment le journalisme jouerait-il son rôle dans un monde où la religion ou le rapport au sacré se seraient peu à peu imposés ?
A ce stade, on aurait un véritable journalisme, un journalisme militant, qui prend des risques pour dire au citoyen la vie, la vérité. Il sera clandestin, les journaux s’imprimeront dans des caves et seront lus par les gens comme on lit des poèmes révolutionnaires ou des tracts de rebelles. Dans un monde dominé par le sacré, le profane devient une vraie religion, la religion de la vérité vraie, on lui vouera un vrai culte.
En 2067, l’humanité aura-t-elle réussi à répondre à l’urgence écologique et si oui ou non, quel rôle tiendraient les médias dans ce monde-là ?
L’humanité ne peut pas et ne veut pas se sacrifier pour répondre à l’urgence écologique, elle continuera de vivre comme elle a toujours vécu. Demain est un autre jour. En 2067, la presse rendra compte de l’état de la planète comme elle le fait aujourd’hui et les gens liront ses rapports comme ils les lisent aujourd’hui, comme ils lisent les nouvelles sur la guerre en Syrie, en Somalie en Libye.
Propos recueillis par Vincent Chevais et Pascal Gaud