Dans les rédactions, les robots prennent la forme d’algorithmes éditeurs de texte. L’avancée technologique en est à ses balbutiements, malgré un avenir qui s’annonce très ouvert. Décryptage.

Des IA de plus en plus malignes

Ce n’est plus de la science-fiction pour les médias. Depuis 2014, des sociétés nord-américaines telles que Automated Insights et Narrative Science ont mis au point des algorithmes capables de rédiger des petits textes très factuels. Leurs clients, des grands médias comme Forbes ou le New York Times, s’en servent pour les événements sportifs ou pour rédiger des comptes-rendus sur la bourse. En France, les entreprises Syllabs ou Yseop offrent depuis peu des solutions pour certains médias. Le site du quotidien Le Monde a pu rédiger, grâce à Syllabs, des milliers de comptes-rendus sur les résultats des élections départementales de 2015.

Loin de l’image du robot humanoïde, le bot qui rédige des petits textes est un simple algorithme qui reçoit des données structurées d’instituts ou de journalistes. Quakebot, en 2014, avait alerté les habitants de la Californie sur un risque de séisme presque instantanément sur le site du Los Angeles Times. Quakebot avait reçu l’information grâce à une dépêche du bureau géologique des États-Unis. Le journaliste responsable du bot n’a plus eu qu’à cliquer sur la touche “entrée” de son clavier pour mettre en ligne l’alerte.

L’explosion du big data des géants de l’internet que sont les Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple) a permis un développement plus important des algorithmes rédacteurs au cours des deux dernières années. L’exemple du robot Marlowe, créé par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Ehess), montre les capacités illimitées de recyclage du big data. Quotidiennement, il publie une chronique sur l’actualité du jour grâce à deux autres algorithmes qui, respectivement, piochent dans l’internet les actualités les plus importantes du jour et qui vérifie la véracité des informations. Ensuite Marlowe peut rédiger sa chronique comme pourrait le faire un journaliste réalisant une revue de presse sauf qu’ici cela prend plus la forme d’une revue du web.

« Nos clients aux USA démontrent que nos articles sont plus lus que ceux écrits par des êtres humains. Nos machines peuvent aller plus vite, comparer plus de choses, etc… » explique John Rauscher, président-directeur général d’Yseop, entreprise multinationale proposant un logiciel d’intelligence artificielle. « En plus, elles ne demandent pas d’augmentation, elles ne prennent pas de vacances, elles n’ont pas d’état d’âme. Donc c’est plus intéressant, car c’est un travail de titan. Si la machine sait le faire automatiquement, autant qu’elle le fasse”, estime Claude de Loupy, PDG de la start-up française Syllabs.

En 2067 le robot sera-t-il capable d’écrire de véritables articles avec un sens critique, de l’humour, de l’ironie ? Saura-t-il analyser l’actualité à partir de sa propre opinion ? La grande majorité des scientifiques ou professionnels des médias hésitent à répondre à ces questions. “Qui est capable de dire ce que l’on pourra faire dans cinq ans ?”, s’interroge John Rauscher.  Yves Eudes, grand reporter au journal Le Monde, spécialiste de la robotique, renchérit : “Je reproche justement à certains de mes confrères d’avancer des hypothèses trop fantasques… Donc je vais éviter cet écueil”.

Le terrain est glissant. Voici pourtant quelques pistes.

“Le bon sens, tout simplement”

“Le monde de la créativité est étranger aux robots”, affirme John Rauscher, PDG de l’entreprise Yseop, qui propose des outils de rédaction automatique à plus de 50 000 clients à travers le monde. “Le bon sens humain leur échappe, tout simplement”. En 2016, aucun robot-journaliste ne peut avoir son opinion. Aucun algorithme ne peut synthétiser l’humour, l’autodérision, les sous-entendus, l’intuition. Mais pour 2067, cet objectif est un horizon accessible, selon le docteur français en robotique et en intelligence artificielle Antoine Cully. Alors comment faire ?

1- Augmenter le volume de données disponibles

“Pour qu’un bot soit rentable, il faut beaucoup d’informations. Beaucoup, beaucoup d’infos”. Nous avons demandé à Claude de Loupy si son algorithme pourrait nous fournir une version automatiquement rédigée de l’article que vous êtes en train de lire. Mais ce dernier nous a coupé net dans notre enthousiasme. “Non, non, c’est impossible. La machine étant stupide par définition, il faudrait la configurer pour qu’elle puisse parler de votre thème en particulier”.

En réalité, il faudrait surtout trouver des millions de contenus similaires à notre sujet afin d’alimenter l’algorithme de Syllabs. Si les médias commencent eux-mêmes à produire de la data, comme le prévoit la majorité des chercheurs, la tâche sera facilitée. Mais mobiliser des programmeurs pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, ça coûte cher. Car oui, pour le moment, c’est encore l’humain qui contrôle la machine. “Ce ne serait rentable pour personne. Ni pour vous, ni pour nous”, prévient Claude de Loupy.

Nous en avons rêvé…  Google l’a fait; en collaboration avec des chercheurs de l’université de Stanford. Le projet consiste à tirer profit des énormes quantités de données pour instruire l’algorithme. Le principe est simple : en le gavant de milliers d’images de chats, l’intelligence artificielle va analyser et détecter les similitudes, pour réussir, à terme, à différencier un chat d’un chien. Avec, pour finalité, l’idée de pouvoir légender automatiquement les photos, avec plus ou moins de réussite.

Les erreurs de l'algorithme de légendes automatiques développé par Google et l'université de Stanford.

Les erreurs de l’algorithme de légendes automatiques développé par Google et l’université de Stanford.

2- Coder des modèles de créativité

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“C’est très facile d’imiter le style rédactionnel d’un journal. Imiter un journal de droite, de gauche, un site parodique… Ca se fait déjà. Mais le contenu, c’est le plus difficile à imiter”, explique Yves Eudes, spécialiste des “robots-journalistes”. “Mais, s’il y a des ‘templates’, il n’y a pas de problème”, ajoute-t-il. Des modèles, autrement dit. Aucun ingénieur n’a encore réussi à coder la créativité. Pourtant, les algorithmes parviennent à s’inspirer de “modèles de créativité”. “Aujourd’hui, aucun ordinateur au monde ne peut écrire d’éditorial. Ils peuvent se baser sur des recommandations, sur des modèles déjà existants. Mais ils ne peuvent pas partir d’une intuition, comme l’humain”, avance John Rauscher.

Pas encore, du moins. Quand les intelligences artificielles auront atteint le niveau de l’intelligence humaine, on en reparlera : on entre là dans le domaine de la singularité.

En 2015, la société américaine IBM a prétendu “créer des recettes de cuisine à la demande”, avec son Chef Watson. “Mais en réalité, il ne crée rien”, proteste le patron de la start-up Yseop “ils se basent sur des modèles de recettes existantes, sur des combinaisons d’ingrédients et de proportions, pour proposer de nouvelles recettes”. Ce n’est donc pas de la création,  juste de l’imitation.

 

3- Créer à partir du réel

C’est un processus similaire que nous dévoile le jeune docteur Antoine Cully. Il pourrait d’ailleurs grossièrement se résumer à l’adage d’un autre illustre Antoine, scientifique lui aussi, Lavoisier de son nom : “Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”. “ Même nous, les humains, quand on croit qu’on crée, en fait on ne crée rien. On se base sur des choses qui existent déjà, pour les transformer et inventer quelque chose de nouveau. Ce qui nous manque aujourd’hui, c’est créer du sens, par le travail des concepteurs d’intelligences artificielles”.

La prochaine étape, pour les développeurs d’algorithmes-rédacteurs, sera de rajouter du sens dans les contes pour enfants. “On travaille dessus”, dévoile Claude de Loupy, fondateur de Syllabs. “Faisable, mais compliqué. Les personnages, les actions, tout ça a déjà été modélisé, il suffit de les mettre dans la machine”.

Difficile de se projeter au-delà des cinq ans

Peut-on quand même rester optimiste ? De nombreux scientifiques le sont. Claude de Loupy se veut même très rassurant : “Actuellement, rien ne permet de penser qu’ils vont remplacer les journalistes. N’est-ce pas une chance pour eux de pouvoir faire du vrai travail de journalistes ? J’irais même plus loin : il y a des organismes qui vont pouvoir tenir le rôle de médias s’ils se déchargent des tâches rébarbatives comme ça. La seule valeur ajoutée des médias, ce sont les journalistes. Les gens iront sur L’Équipe.fr pour y trouver le fond, l’analyse. Ça, je le pense sincèrement”.

Un avis que rejoint Antoine Cully : “Le point de vue que je défends dès que je parle d’intelligence artificielle dans tous les milieux est qu’il ne remplacera pas l’humain. Il fera toutes les tâches les plus difficiles, les plus dangereuses. Le travail journalistique de l’homme comme les choix éditoriaux demeureront. Par exemple, un bot peut rédiger des milliers d’articles à la seconde, le journaliste pourra le modérer et dire quels seront les sujets qui seront à traiter plus en profondeur”.

Le journaliste du Monde, Yves Eudes pense que “ce n’est pas un problème de temps, c’est un problème de budget. Il y a des journalistes qui toute leur vie ne font que des articles courts, factuels, d’autres qui sont des éditeurs, des correcteurs : ceux-là pourraient disparaître. S’il y a des robots, il y aura moins besoin d’humains. Mais savoir ce que feront les journalistes restants est difficile. Si les groupes de presse se remettent à gagner de l’argent grâce à ces robots, on peut imaginer qu’ils enverront leurs journalistes faire des reportages très loin mais ça n’est pas garanti, ça reste des décisions managériales”.

Sur le travail propre de l’algorithme éditeur, les scientifiques pensent surtout qu’il aura un rôle d’assistant du journaliste. Et que robot et journaliste travailleront l’un pour l’autre de manière pendulaire. “Faire des regroupements d’informations à partir de la data qui est fournie par les journalistes, les agences de presse et les Gafa est quelque chose qu’on va de plus en plus réussir à faire, théorise Antoine Cully. Avec ces robots, on va essayer de voir si on peut orienter les opinions selon les bords politiques ou alors même utiliser ces robots pour plus de neutralité des médias. Cela pourrait changer la place des médias dans la société”.  John Rauscher d’Yseop tente de prophétiser : “On travaillera de plus en plus avec des modèles. On comparera beaucoup plus. Les robots journalistes feront du commentaire de faits, du résumé, du diagnostic, des recommandations. Mais tout le domaine de l’édito, la créativité restera pour l’humain”.

Robot-journalistes : un mal pour un bien ?

“Quelle est votre opinion sur la cohabitation entre entre robot-journalistes et journalistes humains ?”

Antoine Cully, docteur en robotique et en intelligence artificielle.

“La cohabitation est possible. Je ne pense pas que le robot vise tellement à dépasser l’humain, mais à l’aider. L’opinion personnelle du journaliste va toujours rester au-dessus, même si les robots s’occuperont des tâches rébarbatives et de l’instantané. Savoir ce qu’on met dans le journal, ce sera toujours une mission humaine. Je pense sincèrement que les robots pourront apporter des outils complémentaires pour un journalisme de qualité, mais sans plus”.

Claude de Loupy, fondateur de l'entreprise française Syllabs.

Claude de Loupy, fondateur de l’entreprise française Syllabs.

“Il faut faire attention aux gens qui avancent des théories transhumanistes. On parle ici de la singularité : une machine suffisamment puissante pour devenir une intelligence artificielle forte, aussi intelligente qu’un humain. Alors, elle peut créer elle-même une intelligence forte un tout petit peu plus forte qu’elle, et ainsi de suite. On se retrouvera avec une machine super-intelligente, avec la même vision de l’humain que celle que nous avons aujourd’hui des singes”.

Yves Eudes, grand reporter au Monde, spécialiste des nouvelles technologies.

Yves Eudes, grand reporter au Monde, spécialiste des nouvelles technologies.

“La rédaction automatique, c’est acquis. Ce n’est pas de la prospective, ça existe déjà. Ça fonctionne en plus, ça marche très bien. C’est pas du tout dans 50 ans, ce n’est pas quand vous serez à la retraite. C’est maintenant, c’est demain. (Sur l’utilisation de l’outil Syllabs par “Le Monde” pour les cantonales en 2015). Ça a été annoncé, puis voilà. C’est un petit groupe de gens qui a bossé dessus, c’est ceux de lemonde.fr et la direction informatique. Dans la rédac, chacun a donné son avis, mais ça n’a pas été l’objet d’une discussion intense. Chacun a replongé dans son papier”.
John Rauscher, fondateur de l'entreprise Yseop.

John Rauscher, fondateur de l’entreprise Yseop.

“Il ne faut pas craindre la machine. Réétudiez l’époque de Gutenberg, avec la révolution de l’imprimerie. On annonçait la fin du monde : on allait pouvoir connaître la pensée de l’autre, apprendre comment tuer un homme… Et à l’arrivée, ça a été une avancée majeure. Avant cette révolution, le puissant était celui qui détenait la terre. Après, le savoir, la connaissance sont devenus la clé. Reprenez cette histoire, et appliquez-là à aujourd’hui. Ça va devenir un outil complètement banal. Dans dix ans, tous les journalistes auront un bot assistant. Et ils pourront se contenter du travail noble”.

Gérémy Charrier et Patxi Vrignon-Etxezaharreta